L'inconnu du Starbucks

Barbara Reibel

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Barbara Reibel

J'attendais mon tour dans la célèbre chaîne de café américaine qui, malgré le prix déraisonnable de ses boissons, ne désemplissait pas. En flânant dans la galerie des Champs, je m'étais laissée tenter par les bonnes odeurs de caramel et de café et, sur un coup de tête, j'avais pris ma place dans la file d'attente. Cette journée estivale dans Paris me donnait envie de nouveauté, de fraîcheur et de légèreté.

Légère, c'est en tout cas ainsi que je me sentais depuis treize jours que j'avais rompu avec Édouard. Prévisible, assommant, monomaniaque, Édouard était tout ce que promettait son prénom, dissimulé sous le vernis trompeur de ses bonnes manières. Je l'avais rencontré chez des amis communs alors qu'il venait tout juste de se séparer. En dépit de mon manque flagrant d'enthousiasme, il ne m'avait plus lâchée. Il me parlait agriculture bio et permaculture et j'avais cédé en me disant que sur un aussi bon terreau, l'amour ne pouvait que fleurir.

Quelques mois plus tard, Cupidon n'avait toujours pas décoché sa flèche mais notre emploi du temps était tout tracé : du lundi au mercredi, on était chez moi, du jeudi au dimanche chez lui, parce qu'il avait un minuscule rez-de-jardin qui faisait potager-verger-terrasse-barbecue en mode couteau suisse. Je faisais les courses, il cuisinait, il ne repassait plus ses chemises et moi je sortais de moins en moins. Notre relation est passée très vite de tiède à insipide. À bientôt vingt-six ans, je ne me voyais pas en couple avec un homme qui passait ses week-ends dans un jardin de nain à traiter à la bouillie bordelaise trois plants de tomates perclus de mildiou. Je lui avais donc signifié la rupture avec un brin de lâcheté (« c'est pas toi, c'est moi ») et j'avais repris illico ma brosse à dents et mes tampons pour m'empêcher toute volte-face. Dépité mais poli, il m'avait laissée partir. Et j'étais allée voir une sophrologue pour tourner définitivement la page.

Aujourd'hui, pour fêter le treizième jour de mon indépendance retrouvée qui, par un hasard du calendrier, coïncidait avec un vendredi, je m'étais fait chouchouter à l'institut : pédicure et vernis rouge pétant. J'avais enfilé une petite robe d'été et des sandales, je me sentais jolie, d'humeur allègre et surtout libérée-délivrée. Pendant que la barista préparait mon frappucino caramel, je consultai mes dernières notifications sur mon smartphone, quand le poids d'un regard insistant me fit lever la tête. Un homme que je ne connaissais pas m'observait fixement, le sourire aux lèvres. Plutôt urban chic, il devait avoir la trentaine – difficile à dire de là où il se tenait –, accoudé à une table, un gobelet en carton devant lui. Mon cœur, cet organe de précision constamment déréglé chez moi, s'était mis à battre la chamade de sa propre initiative. J'avais d'abord détourné le regard mais mes yeux désobéissants étaient revenus se fixer sur lui.

L'inconnu continuait à me dévisager. Un peu déconcertée d'être l'objet de son attention, j'observais discrètement à ma droite et à ma gauche, l'air de rien : était-ce vraiment moi qu'il regardait ? Comme il y avait une foule compacte dans le café, je ne pouvais pas être catégorique, mais je ne voyais personne d'autre dans sa ligne de mire que… moi. Réalisant que mon temps de réaction devait avoisiner celui de Flash, le paresseux dans Zootopie, je finis par lui adresser un sourire hésitant qui voulait dire « On se connaît ? ». L'inconnu ne s'était pas départi du sien et il me semblait même – était-ce mon imagination ? – que son sourire avait grandi.

Et pourtant, il se contentait de rester assis à me fixer du regard. J'étais déroutée par cet homme qui était engageant mais ne m'invitait pas. Divers scénarios défilaient dans ma tête : peut-être est-il d'une timidité maladive, ou alors c'est un étranger, il ne parle pas bien le français, ou encore il est muet ? Je n'osais pas faire le premier pas de peur de m'être trompée sur ses intentions et pourtant je brûlais d'envie de l'approcher. Qu'avait dit la sophro que j'étais allée consulter, qu'il fallait « sortir de ma zone de confort » et « oser » ? La barista appela mon nom, je ne pouvais plus tergiverser : je devais me jeter à l'eau ou m'asseoir seule à une table et louper peut-être la rencontre de ma vie.

C'est alors que la chance me sourit : l'homme me fit un grand geste de la main pour m'inviter à le rejoindre. Pas de doute, il s'adressait bien à moi et le destin me faisait un signe, ma bonne étoile ne m'avait pas lâchée. L'estomac noué et les jambes un peu tremblantes, je pris mon courage à deux mains et me frayais un passage vers lui.

J'étais presque arrivée à sa table quand une jeune femme qui se trouvait derrière moi me tapa sur l'épaule : « Pardon, je peux passer ? ». Je m'écartais. La jeune femme s'approcha alors de l'inconnu, mon inconnu, et comme dans un film au ralenti, je le vis se lever pour l'accueillir et l'embrasser sur la joue. C'était donc elle, l'objet de ses sourires et de ses coups d'œil appuyés ! Elle, la chanceuse du vendredi 13 ! Elle, qui avait rendez-vous avec lui et qui, sans doute, s'était tenue derrière moi pendant tout le temps qu'avait duré cette horrible méprise.

Rouge de honte, déconfite, j'espérais que personne n'avait remarqué mon manège. À la dernière minute, je pivotais vers la table d'à côté pour ne pas me ridiculiser davantage. Prostrée sur le canapé rouge, je bus mon frappuccino sans plaisir : jamais une boisson sucrée ne m'avait paru aussi amère. Je ruminais encore ma stupidité, lorsqu'une voix masculine me demanda : « Cette place est libre ? ». Je relevai le nez de mon gobelet et passai de déprimée à sidérée en une nanoseconde : mon inconnu se tenait là, debout devant moi ! Sans attendre une réponse que j'étais bien incapable d'articuler, il prit tranquillement place et me dit en souriant : « Je vous ai remarquée tout à l'heure mais j'attendais que ma sœur s'en aille pour vous parler ».
 
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